Ça balance contre la justice du Rocher
Cité par la défense au procès du scandale financier Hobbs-Melville,
vendredi à Monaco, un juge d'instruction a vivement dénoncé les
pratiques en vigueur dans la principauté.
Par Michel HENRY - LIBERATION : samedi 16 juin 2007 - Monaco envoyé
spécial
|
L'orage gronde sur Monaco, et la foudre tombe jusque dans le
tribunal. A la barre, Jean-Christophe Hullin, 44 ans, témoigne.
Il a été juge d'instruction dans la principauté. Il ne l'est
plus, désormais à Paris. Et il balance, sur cette justice
monégasque qu'il a quittée «dans des conditions exécrables». Premier
scoop : «Très fréquemment, le procureur général venait me
dire quelle peine serait attribuée à quelqu'un.» Selon le
juge Hullin, avant certains procès, le procureur (à l'époque,
Daniel Serdet) connaissait la décision. Gênant. Ainsi, la peine
infligée en 2002 à l'Américain Ted Maher (dix ans de réclusion,
pour avoir provoqué l'incendie qui a causé la mort du banquier
Edmond Safra) «avait été fixée à l'avance». Enorme. La
présidente de la cour d'appel, Monique François, s'inquiète :
cet usage prévaut-il, «y compris pour cette cour d'appel» ?
Le juge la rassure : «Non.» Ouf.
Puis il continue. Les magistrats français en poste à Monaco ?
«Certains
n'ont un comportement ni loyal ni moral. Pour eux, être à Monaco,
c'est une villégiature.» Il parle d' «autocensure
permanente». A ce moment, tous les magistrats, au balcon,
écoutent attentivement. La présidente : «Ils ne sont pas
professionnels parce qu'ils ne travaillent pas ?» «C'est le moins
qu'on puisse dire !» affirme le juge.
Krach. Entre lavage de linge sale en public et
psychanalyse collective, l'audience a des airs de jamais vu. Ça
hurle entre avocats. La présidente : «On n'est pas sur le marché
! J'ai une audience à terminer !» La cour juge une gigantesque
escroquerie dans laquelle les Américains William et Shelley Fogwell,
père et fille, sont accusés d'avoir arnaqué de riches investisseurs,
en leur faisant miroiter des placements, avec des rendements de 25 à
55 % par an, via leur société fantoche Hobbs-Melville.
L'affaire s'est soldée par un immense krach en 2000, laissant 400
investisseurs floués. Préjudice : entre 80 et 140 millions d'euros,
soit le plus gros scandale financier de la principauté. L'Etat
monégasque est sur la sellette, visé par une procédure civile en
responsabilité, pour avoir laissé Hobbs-Melville opérer sans
agrément.
William Fogwell a écopé de cinq ans de prison en première instance,
Shelley de quatre ans et demi. En mai, dans le Figaro Magazine, le
juge Hullin affirmait : «Le procès [auquel il n'a pas assisté] a
été une vraie pantalonnade.» Selon lui, à Monaco, la justice
«est parfois tout sauf professionnelle» :
«Dès que le
palais participe de près ou de loin à l'événement, certains se
rangent et l'esprit critique disparaît.» Depuis cette interview
qu'il regrette, le juge et sa famille ont fait l'objet de «menaces,
insultes, intimidations», visant à le dissuader de venir
témoigner vendredi. Il met en cause «un magistrat monégasque» qui
serait venu l'insulter lundi à son cabinet parisien, incident dont
il a saisi la chancellerie. «On [ce magistrat basé à
Monaco, ndlr] m'a aussi annoncé que je serais incarcéré ce matin [vendredi]
, dans un dossier de corruption», poursuit-il. Me
Dupont-Moretti, qui défend Jean-Christophe Moroni, ex-courtier de
Hobbs-Melville, interroge : «Une procédure de corruption contre
vous, comme quoi Moroni vous a payé ?» Hullin :
«Tout à
fait. On m'a dit "tes séjours à l'hôtel, tes billets d'avion, c'est
pas toi qui les paye".» La procureure générale, Annie
Brunet-Fuster, tient à préciser : «Je ne suis pas du tout à
l'origine d'une enquête.»
Arroseur arrosé, le juge, qui avait été cité comme témoin à la
demande de Jean-Christophe Moroni, doit aussi justifier un de ses
actes. En octobre 2004, alors qu'il n'était plus saisi du dossier
clos, il a ordonné le déblocage d'un compte au Liechtenstein, sur
lequel Moroni détenait 400 000 dollars. Ce dernier a ainsi pu les
récupérer. Quelle compétence le juge avait-il pour le faire ?
«Aucune, reconnaît-il.
C'était hors procédure.» Et un peu gênant.
«Délire». Mais pour Hullin, Moroni, condamné l'an
dernier à dix-huit mois ferme, est «innocent à 100 %». Il
avait prononcé un non-lieu en sa faveur. Et assure que, pendant l'instruction,
le patron de la PJ, Jean-Yves Gambarini, «[lui] téléphonait
constamment en demandant : "Qu'est-ce qu'on fait contre Moroni ?"». Selon
Hullin, le policier, qui aurait monté contre Moroni des dossiers
«à la limite du faux», affirmait : «Le prince [Rainier]
veut qu'on écarte du prince héréditaire [Albert] un certain nombre
de ses mauvaises fréquentations.»
Le commissaire proteste : «On est dans le délire le plus
total.» C'est vrai : Moroni précise qu'il s'était plaint du
policier auprès de son pote «Mgr» Albert. Me Dupont-Moretti
suggère un supplément d'information «pour demander à son altesse
si elle confirme !». Un peu plus tôt, l'avocat s'était ému de
la présence, au balcon, de l'équivalent du ministre de la Justice.
«Rachida Dati assiste à beaucoup d'audiences !» ironisait
Me Dupont-Moretti. Autre originalité : la justice, à Monaco, se rend
sous un Christ en croix. Et seul Jésus, vendredi, est resté
impassible.
|